Naufrage
«Euh, Chéri, c’est quoi le gros machin stationné sur le terrain avant de la maison?», dis-je d’une voix calme, somme toute épatante de zénitude contrôlée.
«Je nous ai acheté un bateau!» répond Mari Chéri, un sourire béat de satisfaction sur son minois rose d’excitation, une lueur de terreur assez bien camouflée dans le fond du regard. «Tu travailles si fort que je me suis dit qu’on pourrait sortir sur le fleuve les fins de semaine, moi au gouvernail et toi à la poupe, un verre de Veuve Cliquot à la main…»
Des visions de LadyW fièrement perchée à la poupe de l’esquif, en bustier à brillants, les bras en croix et la tignasse de mèches cendrées flottant aux quatre vents me traversent brièvement l’esprit. Le détecteur de BS ne me ramène toutefois brutalement à la réalité.
«Combien ça a coûté?» demande-je un peu sèchement.
«Presque rien, le gars voulait le vendre, il se divorce.» répond Mari Chéri, avec sa petite mine désolée habituellement réservée aux soirs de tilapia en papillote. «C’est tellement triste comme histoire… Peux-tu croire qu’ils n’avaient pas fait l’amour depuis la finale du premier Star Académie? Il m’a dit que sans Ginger, il se serait suicidé, c’est sûr.»
«Ginger? C’est qui ça? Sa main droite?»
«Meuh non, c’est son bateau. Il lui a donné un nom de fille, pour combler le vide dans son coeur qu’il m’a dit… Ah ma chouchoune, si tu savais comment je t’aime quand j’entends des histoires d’horreur de même. Je suis tellement chanceux d’avoir une épouse si belle et compréhensive… » Il s’approche doucement, le détecteur à BS s’affole, mais je ne peux m’empêcher de m’enfouir le nez dans le creux de sa gorge rugueuse et d’humer son parfum d’homme, mon homme.
«Pouache! C’est quoi cette odeur-là?»
«C’est du bitume!» répond fièrement Mari Chéri. «J’ai colmaté des fuites dans la cale tout l’après-midi!»
«Des fuites? Il a des trous, ton bateau?»
«Pas vraiment des trous, plus comme des micro-abrasions… Il y a rien là, ce sera réparé en un rien de temps…» répond t’il, évasivement, le regard fuyant.
«Dommage, moi qui voulais aller faire un petit tour avant le souper…» dis-je sournoisement, en observant sa nervosité grandissante.
«Euh, ben là, il va nous falloir un permis de navigation… un quai… des gilets de sauvetage. Ça pourrait prendre un mois ou deux avant de pouvoir mettre Ginger à l’eau…»
«Mais on est déjà au mois d’août…»
«Oui, mais ce sera plus comme hobby pour moi, quelque chose à faire les soirs et fins de semaine, pour me détendre.»
Je pense soudainement à mon sous-sol déjà jonché des vestiges de ses nombreux hobbies générateurs de détente. Sculpture sur bois, check. Modèles à coller, check. Rogue trading, check. Sans parler du hobby ultime, sa petite entreprise de banjos qui allait du jour au lendemain nous transformer en nouveaux riches fendants. Avec un petit soupir, mon dialogue intérieur oscille entre la conciliation hypocrite et la confrontation brutale. Une reprise de Rumeurs dans 15 minutes aidant, c’est la fausse harmonie conjugale qui gagne à nouveau. Encore ce soir, je n’ai pas le temps de travailler sur mon couple.